À Marseille, le rendez-vous fraternel des sans-abris
Avec la baisse des températures, les conditions dans lesquelles dorment les personnes à la rue se durcissent encore. À Marseille, tous les jours de l’année, sans exception, une équipe mobile du Secours Catholique va à leur rencontre, à la nuit tombée. Une présence fraternelle qui se prolonge le lendemain matin, à l’accueil de jour. Reportage.
Alors que le soleil s’est éteint sur la cité phocéenne et que le thermomètre a sensiblement chuté, la journée ne fait que commencer pour l’équipe de l’accueil mobile de nuit du Secours Catholique de Marseille. « C’est une vraie petite usine », fait valoir Pierre, son responsable, désignant les plannings affichés dans le bureau des locaux de l’association, dans le 9e arrondissement. « L’accueil mobile de nuit, ce sont plus de 200 bénévoles mobilisés toute l’année ! ».
Ce mardi soir, ils sont cinq à « tourner » dans les rues de la ville, à la rencontre de ceux qui dorment sur le bitume, dans des squats et des hébergements précaires. Olivier, arrivé le premier au local, et Robert, le référent de la tournée du mardi, font réchauffer une soupe aux légumes frais et cuisent une grosse marmite de pâtes. « Est-ce qu’on leur met des herbes ? » demande Olivier. « Oui, il faut que ça ait du goût, que ce soit bien beurré, salé et épicé ! », répond Robert, qui a six ans de tournée derrière lui.
La soupe et les pâtes fumantes rejoignent dans le coffre aménagé de l’utilitaire électrique des couvertures et d’autres denrées : eau, lait, café soluble, biscuits, pain, fromage… « Le but n’est pas de nourrir les gens que l’on rencontre. Mais c’est un outil pour pouvoir entrer en contact, créer un lien », précise Pierre, par ailleurs diacre permanent. Durant ces quelques minutes passées à leurs côtés, ces frères et sœurs qui vivent à la rue sont dans la société. »
« Vous avez des gants ? », demande Christopher, un homme d’origine polonaise, à la moustache et aux cheveux blancs coupés en brosse. La nuit précédente a été particulièrement froide. La plupart des habitués de ce premier point d’arrêt, quartier Saint-Giniez, ne se montrent pas. « C’est tant mieux. Il y a dû avoir des mises à l’abri par le 115, pense Robert. Et les gars préfèrent rester dans leurs squats ».
Mais quelques rues plus loin, ils sont plusieurs installés sur des cartons, au pied d’un immeuble qui abrite le siège social d’une grande compagnie maritime. C’est là que dort Youssef, le « chouchou ». « Il commence à faire froid. C’est un peu un couloir, ici », relève le presque septuagénaire. Il plaisante : « C’est le vent qui dérange, vous ne pouvez pas l’arrêter ? ».
Ce sont des amis ! S’ils n’étaient pas là, ce serait un peu triste.
Youssef connaît bien l’équipe. « C’est un plaisir de te voir. Le travail, ça bouge ? », demande-t-il à Olivier, pilote maritime de profession. « Le Secours Catholique ? Ce sont des amis ! S’ils n’étaient pas là, ce serait un peu triste », reconnaît Youssef. D’origine algérienne, il est sans papiers depuis plus de vingt ans. Agressé il y a quelques mois, il a pris peur, et s’est décidé à enclencher des démarches, accompagné par le Secours Catholique. « On essaie, c’est le premier pas », dit-il.
Dans le quartier de l’hôpital St Joseph, plusieurs personnes attendent la tournée. Marie propose à chacun une soupe, des pâtes, un café, avec un mot gentil, un regard, un sourire. Elle reporte dans un tableau les prénoms. Un certain Bernard arrive à vélo, gilet fluo sur le dos et casque sur la tête. Lui aussi a besoin de chaussettes, de gants. « Je roule beaucoup, affirme-t-il. C’est quand j’arrête que j’ai froid ». Il dit être hébergé, venir à ce point de rencontre « pour le contact et pour la soupe qui réchauffe ».
« Comment vous appelez-vous ? », interroge à voix basse Marie, en s’approchant d’un jeune homme allongé dans son duvet, sur le perron d’un immeuble. « Andy », murmure-t-il, lèvres serrées, voix enrouée. Olivier apporte une couverture, qu’il dispose sur ses pieds, ainsi qu’un café. Devant le mutisme du jeune homme, l’équipe ne semble pas vouloir insister… Olivier, délicatement, poursuit le contact.
Andy s’ouvre : il raconte qu’il n’a pas travaillé depuis trois ans. « Un mois, ça va, un an ça passe… Mais trois ans, c’est un gros trou dans un CV », explique ce soudeur de métier, venu de Guyane. « Je suis un peu perdu…, souffle-t-il. J’espère que l’année 2022 sera meilleure. » Robert s’approche à son tour. Il connaît Andy : « Tu vas venir boire le café chez nous, demain matin ? » Le garçon acquiesce, les mains serrées autour de son gobelet.
Ici, je retrouve de vraies conversations, et personne n’est dans le jugement.
Les rencontres émaillent la nuit. L’équipe s’arrête à hauteur d’un couple de Colombiens tout juste arrivés en France. Hébergés pour la nuit à l’hôtel social, ils craignent de dormir dehors le lendemain, avec leurs deux enfants adolescents.
Plus loin, quelques têtes connues. Olga, doudoune rose, yeux pétillants sous la capuche et pleine d’énergie, récupère quelques denrées, pour elle et pour d’autres : sa façon d’aider. Elle, elle n’est pas à la rue. « Je suis en appartement, mais je ne peux pas le chauffer car il n’est pas du tout isolé, les murs sont froids, confie-t-elle. J’ai mis un poêle à pétrole, mais je n’ai pas de quoi en acheter ».
À ses côtés, Fernando, 23 ans, bonnet en laine polaire bleue vissé sur le crâne et sourire accroché à son visage juvénile. Il est hébergé à l’hôtel. « C’est important pour moi de venir ici », explique le jeune homme. « Pas que pour manger, mais pour voir du monde, discuter avec des gens. Ici, je retrouve de vraies conversations, et personne n’est dans le jugement ».
Place Castellane, l’ambiance est plutôt joyeuse. L’équipe bénévole y retrouve un certain Axel, au look viking assumé et à la langue bien pendue. Il indique être sorti de détention, à Toulouse, il y a quelques semaines. « Je vais mettre en route mon RSA », précise le quinquagénaire, qui explique « avoir eu une vie » – il était cuisinier en collectivité - avant de « commencer à tomber dans la dèche », après une rupture.
Le non moins volubile Jean-Michel, en claquettes et chaussettes, bonnet sur la tête et gilet léger sur le dos, assure ne pas avoir froid. « J’ai le RSA et une chambre meublée, témoigne celui qui va bientôt fêter ses 60 ans. Cela m’occupe l’esprit de venir ici le soir. Les bénévoles sont serviables, ça réchauffe le cœur. »
Jean-Michel aussi précise avoir « eu une vie » : fonctionnaire, puis électronicien. De graves difficultés familiales l’ont fait basculer. « En général, quand on vient voir le Secours Catholique ici, c’est qu’on ne va pas très bien », résume-t-il pudiquement, embrassant du regard les personnes qui l’entourent.
À minuit, la tournée s’achève sous les escaliers de la gare St Charles, auprès de jeunes migrants africains qui dorment sous tente depuis plusieurs mois.
À 8h30 le lendemain matin, Robert est à nouveau sur le pont, en compagnie d’Evelyne, qui s’active entre le vestiaire et les douches. Nous sommes au « Repère », un local attenant à l’hôpital St Joseph. Il y là quelques tables, une cafetière, un poste informatique, des toilettes, deux douches, une machine à laver.
L’atmosphère est conviviale, des hommes lisent le journal, d’autres conversent. Christophe, rencontré la veille à St Giniez, boit son café en parcourant la presse gratuite. « Je dors sous un préau de l’hôpital, juste à côté ».
« La nuit, on va chez les personnes, le jour, c’est nous qui les accueillons », explique Robert. « Le soir, avec la tournée mobile, on rencontre les personnes quand elles sont mal, parfois à se demander comment elles vont passer la nuit…, développe-t-il. Le matin, ici, elles peuvent se poser, se doucher, prendre un petit déjeuner. Et on peut alors continuer et approfondir le lien établi, pour essayer de trouver des solutions. »
Pour Peter, un Slovaque de 29 ans, c’est le premier passage au Repère. La veille, il a rencontré la tournée mobile sur son lieu de vie, qui lui a indiqué cet endroit, pour venir prendre un café. La journée, pour se faire un peu d’argent, Peter donne des coups de main sur les marchés. Il trouve aussi parfois refuge chez un ami.
Auparavant, le jeune homme a parcouru l’Europe en train. Il y a quelques temps, il s’était stabilisé à Paris, avec un emploi dans l’hôtellerie. Mais le Covid l’a mis en difficulté.
Robert passe la matinée ou presque pendu au téléphone, pour tenter de trouver des solutions d’hébergement. Ce mercredi-là, à l’heure de fermer le local, il a le sourire : la famille colombienne rencontrée la veille au soir va bénéficier d’une place à l’hôtel.
D’autres, comme Sergeï et Sarah, voient aussi leur situation se débloquer. Autant de personnes que la tournée mobile du soir ne rencontrera pas. Autant de petites victoires qui confirment qu’une soupe chaude et une présence peuvent être le début d’une solution.